dièses contre les préconçus

La prison, tou·te·s concerné·e·s ? 


« Évidemment, on ne peut pas se passer d’un certain système punitif. Mais il me semble indispensable de se demander si les répercussions de ce système sont celles que l’on souhaite. »
par #Lua Bouclier — temps de lecture : 8 min —

En juin, cela fera un an que j’ai lancé MursMurs, un podcast qui questionne la prison et repense la justice pénale. On me demande sans arrêt pourquoi est-ce que j’ai choisi cette thématique, avouons-le, pas très fun aux premiers abords. Je pense que si on s’étonne autant de mon intérêt pour la prison, c’est parce qu’on a tendance à appréhender celle-ci comme une entité à part, isolée du reste de la société – et que, n’ayant personnellement jamais été confrontée à ses dédales, on ne conçoit pas que je puisse m’y intéresser « sans raison ». 

Je suis persuadée que c’est une erreur de penser ainsi. La prison n’est pas séparée du monde social, bien au contraire : c’est lui qui la façonne. Le droit et son application sont profondément politiques. On oublie souvent que la définition de ce qui est criminel ou pénalisable dépend largement de l’histoire du pays concerné. Émile Durkheim considère que le droit pénal est ce qui « fixe les frontières morales d’une société ». Les lois sont en effet votées en raison d’évolutions sociales, d’événements et combats politiques ou de l’émotion provoquée par des faits divers. Cette fabrique du droit mène à pénaliser certaines pratiques (on parle alors de criminalisation) ou à en tolérer d’autres. L’intérêt porté à la « petite délinquance » plutôt qu’à la « délinquance en col blancs » découle par exemple de choix politiques, et a pour conséquence de pénaliser plus fortement certaines parties de la population. La criminalisation de certaines actions est nécessaire à la constitution d’un État de droit qui protège, ou en tous cas défend, l’intégrité de ses citoyens et citoyennes. Elle peut s’avérer très positive et mettre fin à différentes formes d’impunité, en reconnaissant le statut des victimes et en donnant une réponse pénale à des actes inacceptables. 

Il est indéniablement nécessaire d’adopter des lois protégeant les victimes de toutes sortes de discriminations, violences et abus, mais il est tout aussi indispensable de se demander quelles sont les répercussions sociales de ces législations toujours plus complexes. Parce que oui, la création constante de nouveaux crimes et délits est aussi synonyme d’une augmentation des incarcérations, et donc d’une société toujours plus répressive. 

Ce n’est pas tout : la société dans son ensemble est devenue plus sévère et le recours à l’enfermement est souvent brandi comme l’unique mesure à adopter. La peur et le recours à des discours sécuritaires électoralistes jouent sûrement une part non négligeable dans ce phénomène. Car la criminalisation peut aussi être un outil politique, avec pour but de stigmatiser certains publics ou pratiques, à des fins électorales ou idéologiques. Depuis le mandat de Nicolas Sarkozy, la petite délinquance est largement visée, aussi bien dans les discours (on se souvient de sa volonté de « nettoyer au karcher » les banlieues) que dans les pratiques pénales (la politique du chiffre, l’augmentation de la comparution immédiate et le durcissement des peines pour les récidivistes). Une des conséquences est la criminalisation et l’enfermement de populations considérées comme « indésirables » et, en particulier, la stigmatisation des jeunes qui viennent de l’immigration et des quartiers populaires. Ces discours et actions politiques résultent en une augmentation du nombre de personnes incarcérées, tout en renforçant la stigmatisation de certains publics et donc les discriminations à leur encontre (on peut penser notamment au contrôle au faciès).

Résultat, en 30 ans, le nombre de personnes incarcérées a doublé ! C’est énorme. Le système judiciaire actuel est devenu une machine à enfermer. Les prisons débordent, et pour calmer l’hémorragie, on construit toujours plus de places. 

L’échec de l’enfermement, un lourd prix dont on paie tou·te·s les frais 

Mais la tragédie dans tout ça, c’est que l’enfermement ne résout rien. Au contraire, pour les condamné·e·s, c’est souvent la première étape d’un long parcours d’exclusion qui peut s’avérer dévastateur.

Alors évidemment, on ne peut pas se passer d’un certain système punitif. Mais il me semble indispensable de se demander si les répercussions de ce système sont celles que l’on souhaite, autant pour les individus qui y font face que pour la société dans son ensemble. Comme le dit Yacine, ancien détenu avec qui j’ai échangé : « Oui d’accord, il faut condamner, mais vous fabriquez des fauves, et ces fauves ils vont sortir, quoi qu’il arrive. Alors il faut savoir ce que vous voulez. »

En effet, on semble se focaliser (de manière quasi obsessionnelle) sur la condamnation à de la prison, en oubliant bien souvent que celle-ci implique aussi, à un moment donné, un retour inévitable (et heureusement) à la vie « normale ». Mais dans quelles conditions ? 

La prison a pour vocation de punir et de dissuader les individus de commettre des crimes et délits, mais elle revêt également un but éducatif. La réinsertion est présentée comme l’un des objectifs centraux de la peine d’enfermement aujourd’hui (voir l’épisode 3 de MursMurs sur le sens de la peine). On ne retrouve pourtant rien de tel dans les chiffres. Selon l’Observatoire International des Prisons (OIP), 63% des personnes qui sont condamnées à de la prison ferme connaissent une nouvelle condamnation après leur sortie.

Il faut dire que la prison fragilise. La santé physique et mentale des détenu·e·s est fortement affectée par l’expérience d’enfermement. Près de huit détenu·e·s sur dix présentent au moins un trouble psychiatrique, et une grande partie en cumulent plusieurs. Les relations sociales avec l’extérieur se distendent et laissent souvent place à l’isolement. Faute de moyens, la sortie n’est que très rarement préparée, alors qu’il faut retrouver dans l’urgence un logement et un emploi, ce qui n’est jamais chose évidente quand on a un casier judiciaire. L’enfermement est vécu par beaucoup comme une expérience traumatique, et le fait de côtoyer un environnement violent et criminogène ne semble aider en rien le retour à une vie « normale ». Ces difficultés d’accès à la vie active s’accumulent à celles déjà existantes, la population détenue étant le plus souvent défavorisée (voire précaire). Plus de 80% des détenu·e·s français·es ont un niveau inférieur au baccalauréat, 10% seraient en situation d’illettrisme et 23% se déclarent sans solution d’hébergement à la sortie

La prison est donc trop souvent synonyme de rupture et d’obstacle supplémentaire à une éventuelle sortie de la délinquance (et de la précarité). 

Il ne faut pas oublier non plus que derrière les personnes enfermées il y a souvent des familles, parfois à charge, qui se retrouvent privées d’une partie conséquente de leurs ressources et sont nécessairement affectées par la condamnation de leur proche. Et au-delà des trajectoires personnelles et familiales, l’emprisonnement impacte la société dans son ensemble, par le coût social et économique qu’elle représente. Parce que oui, ça coûte cher. Non pas que les détenu·e·s vivent dans le luxe (encore une idée reçue bien trop répandue), mais les infrastructures et le personnel nécessaire au fonctionnement des établissements ne sont pas négligeables. 105 euros par jour et par personne en moyenne. Multiplié par plus de 70 000, ça fait une sacrée note. 

Des peines alternatives existent, et elles sont généralement bien moins coûteuses – mais elles restent encore très peu prononcées. Une journée de placement à l’extérieur (qui permet à la personne de travailler à l’extérieur et de revenir en détention en début de soirée) serait 3 fois moins chère qu’un enfermement total et une journée de bracelet électronique coûterait seulement 12 euros. Cette peine peut peut-être sembler légère, mais tou·te·s les détenu·e·s ne sont pas de grand·e·s criminel·le·s, loin de là. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les courtes peines sont même majoritaires. Pour l’année 2017-2018, le temps moyen des peines d’enfermement était de 8 mois et en 2018, 46% des peines étaient de moins d’un an

Il semblerait alors pertinent de réfléchir à des alternatives favorisant la réinsertion, afin de lutter contre la désocialisation et de briser le cercle vicieux de la récidive. Nous aurions tou·te·s à y gagner, mais ces changements ne se feront pas sans nous. 

Que pouvons-nous faire ?

C’est de cette question qu’est partie l’idée de MursMurs. Du constat que l’on connaît très mal la réalité carcérale et que ces idées reçues (entretenues bien souvent par les fictions autour de la prison ou par la place centrale de « faits divers » effrayants, bien que minoritaires, aux infos) déshumanisent les personnes incarcérées, et réduisent à néant toute tentative de débat constructif. Avec MursMurs on a décidé de donner la parole aux premier·ère·s concerné·e·s, afin d’entendre leur point de vue, et de comprendre la complexité de leurs expériences. Il ne s’agit pas de cautionner les actes criminels et délinquants, mais de sortir d’une vision manichéenne en se demandant quelles sont les approches à privilégier pour un meilleur vivre ensemble et une société plus égalitaire.

« Comprendre, ce n’est pas justifier. L’important c’est de comprendre pourquoi les gens ont commis des délits ou des crimes. Et quand on a compris pourquoi, on trouvera plus facilement des solutions. Parce que souvent on essaie d’apporter des réponses à des choses que l’on a pas comprises. » (Yazid Kherfi, épisode 1 de MursMurs)

Yazid Kherfi est passé par la case prison, mais il a tout fait pour sortir de sa condition et travaille aujourd’hui pour lutter contre la délinquance et la récidive. Lors de notre interview, il m’a parlé avec justesse de l’importance de changer de regard sur les personnes détenues afin qu’elles puissent se réinsérer. 

« À partir de mon exemple, je dis aussi que la grande majorité des personnes qui ont été en prison retrouvent une vie normale, à condition qu’on leur tende la main, qu’on leur fasse confiance1En effet, le taux très élevé de récidive traduit surtout une accumulation de courtes peines qui s’empilent sur quelques années. Sur le temps long, très peu de gens ont une « carrière délinquante » toute leur vie, et la très grande majorité des personnes incarcérées sont jeunes. La sortie de la délinquance est donc fréquente, mais est souvent difficile. Ce processus pourrait être largement facilité, et arriver plus tôt dans le parcours des individus, s’il n’y avait pas autant de barrières à la réinsertion. Ces barrières favorisent en effet la précarité, et la « tentation » de retomber dans des activités délictueuses pour « s’en sortir ».. C’est dire qu’on a chacun une part de responsabilité à un certain niveau. Si on tend la main, si on arrête de stigmatiser les individus et si on les aide, forcément il y a moins de risques de délinquance. » (Yazid Kherfi)

Nous avons tou·te·s notre rôle à jouer. Adopter un regard plus critique face à certains discours politiques, apprendre à connaître d’autres réalités, tendre la main aux personnes désireuses de se réinsérer, considérer l’approche en matière de justice pénale de nos élu·e·s, ce sont autant de moyens de s’engager et de sortir de l’approbation silencieuse. Et c’est par toutes ces petites actions que les choses pourront évoluer. 

Albert Camus disait : « On juge une société à l’état de ses prisons. » Le sort des détenu·e·s français·es nous concerne donc toutes et tous, et il serait temps de se demander vers quel modèle de société nous souhaitons aller.  

Lua Bouclier est la créatrice du podcast MursMurs, qui questionne la prison et repense la justice pénale.


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